Carte blanche "Le sport au XXe siècle à travers le prisme des archives amateurs : mémoire plurielle" - par Thomas Goubin, journaliste sportif
Le sport, en tant que phénomène social et de masse, est réellement né au XXe siècle. En France, on pourrait même situer en 1906 l'amorce de sa conquête des corps et des cœurs. Car si dès la fin du XIXe, les courses cyclistes déplacent des foules, c'est avec l'adoption du repos dominical que commence à se poser avec davantage d'acuité l'enjeu de l'occupation du temps libre des travailleurs. Chacun trouve alors des vertus au sport, et d'autant plus après la loi des 8 heures, votée en 1919. Pour les patronages catholiques, s'ébrouer sur des terrains ou parfaire des mouvements dans un gymnase est une activité saine, antidote aux pulsions sexuelles, alors que le patronat y voit une manière de rendre l'ouvrier plus productif, de l'éloigner du café et de créer un esprit d'entreprise. Ou même de faire diversion. « Faites faire du sport aux ouvriers. Pendant ce temps, ils ne penseront pas à l’organisation syndicale », disait Henry Ford. Pour les organisations de travailleurs, il est aussi un vecteur de recrutement et un moyen pour entretenir la force de la classe ouvrière. Un temps réticent - le culte du muscle se ferait au détriment de celui de l'esprit, dichotomie qui s'est atténuée mais perdure dans la culture française - les patronages laïques y succombent aussi. Le sport sort grand gagnant de cette lutte entre intérêts opposés, mais réunis dans une défense du triptyque « hygiénisme, prosélytisme, récréation » (1). Une vague commence à se lever, qui ne va cesser de prendre de la hauteur.
Cette année, alors que la tenue des Jeux Olympiques en France engendre un raz-de-marée médiatique, la grande vertu de la mosaïque formée par les films collectés par les 19 Cinémathèques et centres d'archives du réseau Diazinteregio, et mis en commun sur la plateforme Amorce, est justement de rappeler à quel point le sport ne se résume pas à sa dimension compétitive. Combien il est un fait social d'ampleur, une pratique plurielle (du catch au skate-board, en passant par l'auto-défense ou la baignade), avant tout amateur, qui structure le quotidien de la population : 14 millions de licenciés en 2000, et même 83% de pratiquants de 15 à 75 ans, selon une étude du Ministère des Sports et de l'INSEP. D'autres études, donnent des chiffres plus modestes (1). Des écarts qui révèlent un débat sur la définition du sport. La plus généreuse, celle pour laquelle a opté Diazinteregio, est synonyme d'activité physique. Elle fait de Geneviève, cette jeune baigneuse filmée en 1934 sur une plage de Dieppe (Le bain de Geneviève, Normandie Images), une sportive. De manière plus restrictive, le sport est « un ensemble d'exercices physiques se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs, donnant généralement lieu à compétition, pratiqués en observant certaines règles précises » (Larousse).
Le sport est aussi un spectacle. Une mise en scène particulièrement explicite entre les cordes des rings de catch, simili de combat à la forme clownesque, mais aussi vraie prouesse physique réalisée par des hommes trapus à la souplesse de gymnaste et discipline plébiscitée par le public dans la France des Trente Glorieuses (« Match de catch », 1957, Cinémathèque de Saint-Etienne). L'argent circule autour des stades, des rings, des gymnases... Le sport devient un gagne-pain et son poids économique ne cesse de croître (près de 2% du PIB français en 2000). La bataille entre partisans de l'amateurisme et du professionnalisme a d'ailleurs rapidement été remportée par les seconds, même si quelques bastions résisteront (le rugby devient officiellement professionnel en 1995, les JO mettent fin à la fiction d'une compétition strictement amateur en 1992). Créé en 1903 par le journal L'Auto (ancêtre de L'Équipe), le Tour de France n'a lui jamais caché être une entreprise commerciale, une compétition de haut niveau, mais qui est aussi un événement gratuit où des milliers de spectateurs profitent des congés estivaux pour se placer en bord de route, casse-croute à la main, comme le donne à voir le film « Col du Galibier », (1969, Cinémathèque des Pays de Savoie et de l'Ain). C'est le temps de l'avènement d'une société de loisirs, éminemment sportive, fille des conquêtes du Front Populaire : congés payés, semaine de 40 heures. Face au péril fasciste, le mouvement ouvrier s'était d'ailleurs uni avant même la gauche, en 1934, au sein de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT), fusion de la FST communiste et de l'USSGT socialiste. Un sport perçu comme émancipateur, alors que l'Italie fasciste et l'Allemagne nazi l'instrumentalisaient au même moment - Coupe du Monde 1934 et JO de Berlin en 1936 - avec un culte du corps comme métaphore de nations vigoureuses, formées de gladiateurs prêts à mourir pour leurs pays.
Après guerre, avec l'institution des comités d'entreprise (1946), les salariés héritent de la gestion des œuvres sociales et sportives. Le sport est aussi « corpo ». Tourné sur divers sites industriels et miniers de Meurthe-et-Moselle, le film « Sport et Travail » (1950, Image'Est), donne à voir cette Jeunesse Ouvrière qui s'entraîne, à la course, à des sports de ballon, au cœur des installations sidérurgiques, en contrebas des hauts fourneaux. Le sport, comme conquête sociale ou droit fondamental.
Autre grand acteur de la politique sportive, les municipalités financent elles stades et autres salles d'entraînement, comme à Brest, dans une ville dévastée par la guerre, où la piscine de Tréornou, filmée en 1951 (Cinémathèque de Bretagne), incarne ces lieux de loisirs et de compétition accessibles à tous. Il faudra toutefois attendre les années 60 et une forte augmentation du budget consacré au sport pour combler un certain sous-équipement. Une démocratisation provoquée par une faillite de l'élite : suite à des JO de Rome sans médaille d'or, le Général de Gaulle avait demandé à l'alpiniste Maurice Herzog (Haut commissaire puis Secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports, de 1958 à 1965) de piloter un programme de développement de la pratique sportive. Tréornou bénéficiera de cette politique, avec un financement d'un bassin couvert, inauguré en 1966.
Élément structurant du quotidien, vecteur de lien social, le sport n'attend même pas le terme des chantiers pour se faire une place dans des banlieues en construction. C'est ce que raconte, en creux, le film dédié à l'Union des Sections Omnisports de Bezons (1975, Cinéam). Il conquiert aussi de nouveaux espaces. Tourné dans les années 40, « l'apprentissage du ski » (CimAlpes) exhume une sorte de temps de l'innocence, avant que la pratique et le tourisme ne deviennent industriels. Chaque terrain offre ses plaisirs et des disciplines ne cessent de naître. Importé des États-Unis, le skateboard se pratique sans entraîneurs, avec un bout de trottoir comme terrain de jeu, même si cette contre-culture urbaine, désormais sport olympique, se voit en partie domestiquée dans des skate-park (« Skateboard », à Arras, 1982, Archipop). A l'autre extrémité du siècle, L'Auto-Vélo, qui deviendra L'Auto en 1903, annonçait dans son premier édito qu'il chanterait « chaque jour vaillamment la gloire des athlètes et les victoires de l’Industrie ». Car le sport est aussi mécanique (Les Grands Prix Automobile, 1946-1948, FAG). La recherche de vitesse constitue alors un vecteur d'innovation pour l'industrie automobile, mais aussi un support publicitaire, avec la mise en avant des constructeurs et de leurs sponsors.
Longtemps exclues et marginalisées, malgré les luttes de pionnières comme Alice Millat, les femmes ont elles dû abattre nombre de barrières et combattre des préjugés ancrés, avant d'occuper le terrain sportif en masse (en 2000, elles sont 79% à déclarer s'adonner à une pratique sportive, même si elles représentent moins d'un tiers des licenciées). Dans le film, « Fem Do Chi, self-defense pour femmes » (1984, Centre Audiovisuel Simone De Beauvoir), l'apprentissage de techniques de combat vise à donner les moyens à des femmes battues de se défendre, pour se réapproprier leurs vies. Un outil « d'empowerment », dirait-on aujourd'hui. Les discriminations n'ont toutefois pas cessé. Car s'il peut constituer une parenthèse dans le quotidien, le sport n'est jamais déconnecté de son époque, de ses travers, malgré les efforts de la télévision, devenue la grande metteuse en scène du spectacle sportif, pour le remodeler, et notre perception avec.
Une des forces des archives mises en commun sur la plateforme Amorce est d'ailleurs de donner à voir le hors-champ télévisuel, au sens large, en dépeignant un sport dans toute sa richesse, mais aussi avec des choix de réalisateurs amateurs qui montrent l'envers du décor, resituent la compétition dans son environnement social, plutôt que dans une bulle compétitive, de spectacularisation. Une autre esthétique se détache d'ailleurs de ces films majoritairement muets, qui nous font paradoxalement mieux ressentir, à défaut de les entendre, la violence des efforts ou des coups (« Matchs de boxe à Vierzon », 1956 CICLIC « Joutes nautiques devant le palais des Rohan », 1956 MIRA). Du muet qui rappelle aussi que le récit des compétitions a longtemps été avant tout écrit, puis radiophonique, dans un XXe siècle profondément marqué par le fait sportif, qu'il soit ludique, compétitif, associatif, professionnel, ancré dans les terroirs ou international. Un sport qui ne se réduit pas à aller « plus haut, plus vite, plus fort ».
1. « FSGT : du sport rouge au sport populaire », sous la dir. de Nicolas Kssis, La Ville Brûle éditions, 2014.
2. Patrick Mignon. Les pratiques sportives: quelles évolutions ?. Les Cahiers français : documents d’actualité, 2004, 320, pp.54-57.